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Per Aspera Ad Veritatem n.25
Cour Européenne des droits de l’Homme

Affaire Stés Colas Est et autres c. France n. 37971/97, Strasbourg, 16 juillet 2002, concernant l’application de l’art. 8 de la Convention des droits de l’homme.



En l’affaire Sté Colas Est et Autres c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de:
MM. L. Loucaides, président, J.-P. Costa, C. Birsan, K. Jungwiert, V. Butkevych, Mme W. Thomassen, Mme A. Mularoni, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section.

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 juin 2001 et 12 mars 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:






1. A l’origine de l’affaire se trouvent une requête (n. 37971/97) dirigée contre la République française et dont Colas Est, Colas Ouest et Sacer (“les requérantes”) sont des sociétés françaises, respectivement sises à Colmar, Mérignac et Boulogne-Billancourt. Elles sont représentées devant la Cour par Me Goguel, avocat au barreau de Paris. Les requérantes avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (“la Commission”) le 2 décembre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (“la Convention”).
2. Les requérantes alléguaient la violation de leur domicile invoquant l’article 8 de la Convention.
3. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n. 11). La Commission a déclaré la requête en partie recevable le 21 octobre 1998 puis, faute d’avoir pu en terminer l’examen avant le 1er novembre 1999, l’a déférée à la Cour à cette date, conformément à l’article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole n. 11 à la Convention.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 §1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 19 juin 2001, la chambre a déclaré la requête recevable.
6. Tant les requérantes que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement de la Cour). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).









8. Le Syndicat National des Entreprises de Second Oeuvre (SNSO) ayant dénoncé l’existence de certaines pratiques illicites commises par de grandes entreprises du bâtiment, l’administration centrale demanda à la Direction Nationale des Enquêtes (DNE) d’effectuer une enquête administrative de grande ampleur sur le comportement des entreprises de travaux publics.
9. Par une note en date du 9 octobre 1985, le directeur de la direction Nationale des Enquêtes, rattachée à la Direction Générale de la Concurrence et de la Consommation, devenue le 5 novembre 1985 la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après la “DGCCRF”) apporta des précisions aux responsables interdépartementaux sur l’enquête envisagée concernant le comportement des entreprises de travaux publics routiers lors de la passation de marchés locaux. A sa note fut annexée la liste des entreprises à visiter, soit à leur siège, soit dans leur agence locale, dans dix-sept départements. Les trois sociétés requérantes y figuraient.
10. Le 19 novembre 1985, des enquêteurs de la DGCCRF effectuèrent, sans l’autorisation des responsables des sociétés concernées, une intervention simultanée réalisée auprès de cinquante-six sociétés et saisirent à cette occasion plusieurs milliers de documents. Dans un second temps, le 15 octobre 1986, ils procédèrent à des investigations complémentaires dans le but de recueillir des déclarations.
11. Chaque fois, les agents enquêteurs se sont rendus dans les locaux des sociétés requérantes, intervenant sur le fondement des dispositions de l’ordonnance n° 45-1484 du 30 juin 1945, ne prévoyant aucune autorisation judiciaire. Lors de ces interventions, les enquêteurs procédèrent à la saisie de divers documents qui permirent d’établir l’existence d’ententes illicites relatives à certains marchés ne figurant pas sur la liste des marchés concernés par l’enquête.
12. Le 14 novembre 1986, le ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation saisit, sur la base de ces documents, la commission de la concurrence (devenue après l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 1er décembre 1986 le Conseil de la Concurrence) de faits qu’il estimait pouvoir être qualifiés de concertation entre entreprises distinctes, de simulation de concurrence entre entreprises appartenant à un même groupe lors de la passation de marchés locaux de travaux publics routiers et de clauses limitant le jeu de la concurrence dans l’exploitation de centrales d’enrobage.
13. Le 30 juillet 1987, le directeur général de la DGCCRF adressa une saisine complémentaire au conseil de la concurrence pour des faits de même nature. Cette saisine concernait cinquante-cinq entreprises, dont les requérantes.
14. Par décision en date du 25 octobre 1989, publiée au bulletin de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après le “BOCCRF”), le conseil de la concurrence, constatant les pratiques prohibées au sens de l’ordonnance du 30 juin 1945 et de l’ordonnance du 1er décembre 1986, infligea aux requérantes des sanctions pécuniaires d’un montant respectif de douze millions de francs, quatre millions de francs et six millions de francs.
15. Par arrêt du 4 juillet1990, publié au BOCCRF, la cour d’appel de Paris confirma l’ensemble de ces sanctions. Les sociétés requérantes se pourvurent en cassation.
16.Par arrêt du 6 octobre 1992, également publié au BOCCRF, la chambre commerciale de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel de Paris, au motif que celle-ci n’avait pas, en ce qui concerne la détermination du chiffre d’affaires et la fixation du montant des sanctions, donné de base légale à sa décision. Elle renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Paris autrement composée.
17. Devant la cour d’appel de renvoi, les sociétés requérantes contestèrent la régularité des perquisitions et des saisies effectuées par les agents enquêteurs, sans autorisation judiciaire, sur la base de l’ordonnance de 1945. Elles invoquèrent l’article 8 de la Convention.
18. Le 8 avril 1994, le chef du Service de la concurrence et de l’orientation des activités relevant de la DGCCRF présenta pour le Ministre de l’Économie des observations complémentaires notamment en ces termes:
(...)
19. Le 4 juillet 1994, la cour d’appel de Paris, autrement composée, considéra notamment:
(...)
20. La cour d’appel infligea des sanctions pécuniaires de cinq millions de francs à la première requérante, de trois millions de francs à la deuxième et de six millions à la troisième. Les sociétés requérantes se pourvurent à nouveau en cassation.
21. Par arrêt du 4 juin 1996, publié au BOCCRF, la Cour de cassation rejeta les pourvois. En particulier, la Cour de cassation rejeta le moyen fondé sur l’article 8 de la Convention en considérant notamment “que l’enquête administrative (...) n’[avait] donné lieu à aucune perquisition ni contrainte”.



(...)



(...)









28. Les requérantes estiment que les interventions des enquêteurs de l’administration, le 19 novembre et le 15 octobre 1986, ont constitué des violations de leurs domiciles, en dehors de tout contrôle ou de toute restriction à l’égard des enquêteurs. Elles invoquent l’article 8 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit:
“1. Toute personne a droit au respect (...) de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la prévention des infractions pénales, (...) ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ”
29. Le Gouvernement expose qu’en vertu des dispositions de l’ordonnance de 1945, les enquêteurs se voyaient reconnaître un droit général de communication, renforcé, le cas échéant, par un pouvoir de saisie. Bien que non soumises à une autorisation préalable d’un magistrat, ces prérogatives pouvaient faire l’objet d’un contrôle judiciaire a posteriori devant les juridictions judiciaires ou administratives. Il souligne que si, en l’espèce, les investigations ont été régies par les dispositions de l’ordonnance de 1945, les nouveaux mécanismes procéduraux résultant de l’ordonnance du 1er décembre 1986 se sont appliqués de sorte que les sociétés requérantes ont pu exercer les recours juridictionnels nouvellement institués et, dans le cadre de ceux-ci, contester les modalités des opérations d’enquêtes. Il fait valoir que désormais, le régime juridique actuellement en vigueur distingue un pouvoir ordinaire d’investigation et un pouvoir soumis à autorisation préalable d’un juge du siège. Il résulte des dispositions combinées des articles 47 et 48 de l’ordonnance de 1986 que le droit d’accès inopiné dont disposent les enquêteurs ne s’exerce que dans les locaux professionnels et uniquement pour obtenir la communication de pièces. Les pouvoirs des services de la DGCCRF sont soumis à l’autorisation donnée par un magistrat de l’ordre judiciaire par voie d’ordonnance susceptible d’un recours en cassation, pour accéder aux locaux professionnels et procéder à des saisies de documents. Ces opérations sont contrôlées par le juge.
30. Le Gouvernement souligne que si la Cour a précisé que le domicile professionnel bénéficiait de la protection énoncée par l’article 8, il s’agissait cependant, à chaque fois, de locaux dans lesquels une personne physique exerçait son activité. S’appuyant sur l’arrêt Niemietz, il considère qu’en l’espèce, s’agissant des locaux professionnels des requérantes, des sociétés anonymes, l’ingérence pouvait “fort bien aller plus loin”. Il soutient que si les personnes morales peuvent se voir reconnaître, au sens de la Convention, des droits similaires à ceux reconnus aux personnes physiques, pour autant, les premières ne sauraient revendiquer un droit à la protection des locaux commerciaux avec la même intensité qu’un individu pour son domicile professionnel.
31. Par ailleurs, le Gouvernement considère que les opérations litigieuses ne sauraient être assimilées à une perquisition (au sens du code de procédure pénale) ni à une visite domiciliaire (au sens du code des douanes). Les modalités des interventions sont différentes par leur nature, leur objet et leur effet. Ainsi, elles n’ont pas été opérées par des officiers de police judiciaire ou des agents assermentés pour rechercher des infractions pénales ou douanières, susceptibles d’entraîner la condamnation de personnes physiques à des peines d’emprisonnement comme dans les affaires Funke, Crémieux et Miailhe c. France (arrêts du 25 février 1993, série A n. 256-A, B et C). En l’occurrence, les agents enquêteurs se sont rendus dans les locaux des sociétés requérantes et ont exercé un droit général de communication des pièces dans les conditions prévues par l’article 15 de l’ordonnance n. 45-1484 du 30 juin 1945. Il s’agissait de se faire remettre des documents, dans le cadre d’une enquête administrative portant sur des comportements anticoncurrentiels, lesquels ne pouvaient faire l’objet que de sanctions pécuniaires, à l’exclusion de sanctions pénales. L’appréciation des suites des enquêtes de la DGCCRF et l’infliction des amendes ont été confiées à une autorité administrative indépendante, le Conseil de la concurrence, chargée d’assurer la police économique. Le mécanisme est spécifique même s’il respecte le contradictoire et demeure soumis au contrôle des juges de la cour d’appel. En l’espèce, tant la Cour d’appel de Paris que la Cour de cassation ont considéré que l’enquête administrative n’avait donné lieu à aucune perquisition ou mesure de contrainte.
32. Cependant, le Gouvernement admet que ce droit de communication implique une ingérence dans le droit des sociétés requérantes au respect de leur domicile, au sens de l’article 8 de la Convention.
Il expose que les opérations ont été effectuées en conformité avec les dispositions de l’article 15 de l’ordonnance du 30 juin 1945; cette législation définit l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir des enquêteurs de la DGCCRF, excluant tout risque d’arbitraire. Les juridictions exercent certes un contrôle a posteriori mais efficace et réel. L’ingérence était donc prévue par la loi. Il fait valoir que l’ingérence visait à établir l’existence de pratiques anticoncurrentielles; elle poursuivait donc des objectifs légitimes au sens du second paragraphe de l’article 8 : les opérations effectuées visaient à la fois au “bien-être économique” et à la “prévention des infractions pénales” (voir mutatis mutandis, arrêt Funke c.France précité, § 52).
33. Le Gouvernement considère que l’ingérence dans les droits des sociétés requérantes n’apparaît pas disproportionnée au vu de l’ampleur des opérations menées simultanément pour éviter la disparition ou la dissimulation d’éléments de preuves dont la communication s’est avérée nécessaire pour la poursuite des infractions. En outre, il se prévaut de la marge d’appréciation laissée aux Etats pour juger de la nécessité de l’ingérence: il est admis que ce droit va plus loin pour les locaux commerciaux ou les activités professionnelles. En l’occurrence, l’exercice du droit de communication s’est effectué dans les locaux commerciaux des personnes morales, qui ne sont pas toujours le lieu officiel du siège social, sans être accompagné de mesures “intrusives” telles que perquisition ou contrainte. En tout état de cause, le Gouvernement estime que les requérantes ne sauraient prétendre avoir subi des conséquences dommageables évidentes de cette ingérence puisqu’elles n’ont invoqué une prétendue violation de leur droit que de nombreuses années après les mesures litigieuses.
34. En conséquence, le Gouvernement considère que l’exercice par les agents enquêteurs de leur droit de communication n’a pas violé l’article 8 de la Convention. Il conclut au caractère manifestement mal fondé du grief et invite la Cour à rejeter la requête.
35. Les requérantes estiment avoir bel et bien fait l’objet d’une visite domiciliaire. L’ordonnance n. 45-1484 du 30 juin 1945 rendait possible, sans aucune limitation, l’accès des agents à tous les locaux à l’exception de ceux d’habitation. L’ingérence était donc prévue par la loi.
Elles soulignent que l’ordonnance du 1er décembre 1986 est postérieure de plus d’un an aux faits litigieux. Or, les garanties prévues par cette ordonnance qui entouraient les visites et saisies n’existaient pas dans le droit applicable au moment des faits litigieux. Elles estiment que si la Cour considère ne pas devoir se prononcer sur les réformes législatives intervenues après les faits de la cause, l’institution par l’ordonnance du 1er décembre 1986 d’une procédure d’autorisation judiciaire, assortie des garanties d’un contrôle par le juge pendant l’intervention des enquêteurs, fait ressortir l’absence de celles-ci dans le droit applicable au moment des faits.
36. Le but poursuivi par l’ingérence n’appelle pas d’observations de la part des requérantes.
Celles-ci contestent la qualification retenue par le Gouvernement des opérations litigieuses, selon laquelle les enquêteurs se seraient bornés à se faire communiquer des documents. S’appuyant sur les observations complémentaires présentées par le Ministre de l’Économie en réponse à leurs écritures excipant de la violation de l’article 8 de la Convention, elles en déduisent que le Ministre ne faisait aucune différence entre le droit de communication et le droit de perquisition puisqu’il se référait au contrôle judiciaire introduit par l’article 48 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, qui ne vise que les “visites en tous lieux” c’est-à-dire, les visites domiciliaires ou perquisitions. Elles en concluent que, tant pour le Ministre que pour son administration dont dépendaient les enquêteurs, le droit de communication (article 15) et le droit de perquisition (article 16) constituaient un ensemble indivisible. D’ailleurs, le fait que se pose la question de la nature exacte des opérations témoigne de l’absence totale de garantie ou de limite apportée aux pouvoirs des enquêteurs: leurs procès-verbaux relatent “la saisie” des documents sans préciser s’ils les ont obtenus au moyen du droit de communication ou du droit de perquisition, les garanties étant inexistantes dans les deux cas. Elles font observer qu’en l’absence d’un contrôle des opérations par un juge, les enquêteurs pouvaient passer à tout moment de l’exercice du droit de communication à celui de perquisition. Enfin, elles soutiennent que la référence des arrêts de la cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation à l’absence de contrainte serait purement théorique: dès lors que les enquêteurs ont le droit et la possibilité pratique de perquisitionner, même lorsqu’ils n’exercent que le droit de communication, ils le font sous la menace constituée par la possibilité d’une perquisition.
37. Se référant aux affaires Funke, Crémieux et Miailhe, les requérantes soulignent que si l’état du droit de la concurrence était à l’époque comparable au droit en matière douanière, l’absence de garanties était encore plus patente dans le premier. Elles estiment que le Gouvernement ne saurait tirer argument de ce que les mesures en question “n’ont pas été opérées par des officiers de police judiciaire”.
Elles estiment que l’argument selon lequel les mécanismes procéduraux de l’ordonnance de 1986 ont été appliqués aux enquêtes en cours ne saurait être retenu: les mesures litigieuses ont eu lieu le 19 novembre 1985, soit plus d’un an avant l’ordonnance du 1er décembre1986. Or, les nouvelles mesures de contrôle prévues sont liées à l’exigence d’une autorisation judiciaire préalable par voie d’ordonnance. En l’espèce, en l’absence d’une autorisation judiciaire, aucun juge n’a pu contrôler la visite et la saisie. Le contrôle a posteriori résulte de l’ordonnance du juge pouvant être attaquée par le biais d’un pourvoi en cassation. Concrètement, elles n’ont pu bénéficier à l’époque d’un recours juridictionnel spécifique à l’encontre des mesures litigieuses. Elles ont pu les critiquer uniquement au cours de la procédure sur le fond de nombreuses années après.
38. Par conséquent, les requérantes considèrent que l’équilibre entre les objectifs poursuivis et les mesures possibles n’a pas été respecté. Même si la Cour devait interpréter l’arrêt Niemietz comme autorisant une ingérence plus marquée dans les locaux professionnels ou commerciaux, une telle ingérence, non assortie de contrôle ou de limite aux pouvoirs d’enquête, ne peut passer pour légitime. En outre, elles estiment que l’argument selon lequel ces mesures n’étaient susceptibles d’entraîner que des amendes financières et non des sanctions pénales proprement dites n’a pas la portée que tente de lui donner le Gouvernement. Enfin, le fait que les requérantes sont des sociétés a d’autant moins d’incidence qu’en l’espèce, des documents commerciaux ont été saisis mais également des documents personnels des employés (notes manuscrites et extraits d’agendas comportant des rendez-vous personnels). Le nombre total des documents saisis n’est pas connu faute de cotation complète et pour l’ensemble des entreprises en cause; ceux soumis aux juridictions représentaient un volume de plusieurs mètres cubes.
39. Dans ces circonstances, les requérantes concluent à la violation de l’article 8 de la Convention.

I. Principes se dégageant de l’article 8 de la Convention et leur applicabilité au “domicile” des personnes morales
40. La Cour constate tout d’abord, que la présente espèce se distingue des affaires Funke, Crémieux et Miailhe c. France du 25 février 1993, précitées, en ceci que les requérantes sont des personnes morales invoquant la violation de leur “domicile” conformément à l’article 8 de la Convention. Cependant, la Cour rappelle qu’au sens de sa jurisprudence, le terme “domicile” a une connotation plus large que le mot “home” et peut englober par exemple le bureau ou le cabinet d’un membre d’une profession libérale (voir arrêt Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, Série A n 251-B, p. 34 § 30).
Déjà dans l’affaire Chappel c. Royaume-Uni, la Cour a considéré qu’une perquisition effectuée au domicile d’une personne physique se trouvant simultanément être le siège des bureaux d’une société contrôlée par elle, constituait bien une ingérence dans le droit au respect du domicile, au sens de l’article 8 de la Convention (voir cet arrêt du 30 mars 1989, Série A n. 152-A, p. 13 § 25 b) et p. 26 § 63),
41. La Cour rappelle que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelle (voir mutatis mutandis, arrêt Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, Série A n. 184 p. 14 § 35 in fine). S’agissant des droits reconnus aux sociétés par la Convention, il y a lieu de souligner que la Cour a déjà, au titre de l’article 41, reconnu le droit à réparation du préjudice moral subi par une société sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (voir arrêt Comingersoll c. Portugal [GC] n. 35382/97 §§33 à 35, CEDH 2000-IV, du 6 avril 2000). Dans le prolongement de l’interprétation dynamique de la Convention, la Cour considère qu’il est temps de reconnaître, dans certaines circonstances, que les droits garantis sous l’angle de l’article 8 de la Convention peuvent être interprétés comme incluant pour une société, le droit au respect de son siège social, son agence ou ses locaux professionnels (voir mutatis mutandis arrêt Niemietz c. Allemagne précité, p. 34 § 30).
42. En l’espèce, la Cour constate que lors d’une vaste enquête administrative, des agents de la DGCCRF se rendirent dans les sièges et agences des sociétés requérantes afin d’y procéder à la saisie de plusieurs milliers de documents. Elle constate que le Gouvernement ne conteste pas qu’il y eut ingérence dans le droit des sociétés requérantes au respect de leur domicile (paragraphe 30, ci-dessus) bien qu’il considère cependant qu’elles ne sauraient revendiquer un droit à la protection des locaux “avec la même intensité qu’un individu pour son domicile professionnel” (paragraphe 28, ci-dessus) et donc, que l’ingérence pouvait “fort bien aller plus loin”.
Il convient, dès lors, de déterminer si l’ingérence litigieuse dans le domicile des requérantes remplissait les conditions du paragraphe 2.

II. L’exigence d’une mesure “prévue par la loi”
43. La Cour rappelle qu’une ingérence ne saurait passer pour “prévue par la loi” que si d’abord elle a une base en droit interne (voir mutatis mutandis arrêt Chappel c. Royaume-Uni précité, p. 22 § 52). Conformément à la jurisprudence des organes de la Convention, dans le domaine du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, le terme “loi” doit être entendu dans son acception “matérielle” et non “formelle”. Dans un domaine couvert par le droit écrit, la “loi” est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir mutatis mutandis arrêts Kruslin et Huvig c. France du 24 avril 1990, Série A, n. 176 A et B, respectivement p. 22 § 29 et p. 53 § 28).
En l’occurrence, les visites et saisies de documents effectuées par les enquêteurs de la DGCCRF relevèrent des compétences qui leur étaient reconnues par les articles 15 et 16 alinéa 2 de l’ordonnance du 30 juin 1945 réglementant leurs pouvoirs d’enquête pour la recherche d’infractions économiques en matière de concurrence. Ainsi, la Cour constate que l’ingérence fut “prévue par la loi”.

III.But légitime
44. L’ingérence dans le domicile des requérantes tendit à la recherche d’indices et de preuves de l’existence d’ententes illicites entre les entreprises de travaux publics dans la passation des marchés de travaux routiers. De toute évidence, l’ingérence poursuivit à la fois le “bien-être économique du pays” et “la prévention des infractions pénales”.
Reste à examiner si l’ingérence apparaît proportionnée et peut être considérée comme nécessaire à la poursuite de ces objectifs.
IV. “Nécessaire”, “dans une société démocratique”
45. La Cour relève que le Gouvernement expose qu’en vertu des dispositions de l’ordonnance de 1945, les agents n’exercèrent qu’un droit général de communication, renforcé par un pouvoir de saisie et qu’il n’y eut ni “visite domiciliaire”, ni “perquisition”. Les prérogatives des agents enquêteurs, bien que non soumises à une autorisation préalable d’un magistrat, firent l’objet d’un contrôle judiciaire a posteriori. Il considère que l’ingérence n’apparaît pas disproportionnée et se prévaut de la marge d’appréciation laissée aux Etats qui peut aller plus loin pour les locaux commerciaux ou les activités professionnelles.
Les requérantes estiment avoir fait l’objet d’une visite domiciliaire et soulignent que les articles 15 et 16 alinéa 2 de l’ordonnance de 1945 conférèrent aux agents le pouvoir d’effectuer ces visites et saisies en l’absence d’autorisation judiciaire préalable et d’un contrôle au cours des opérations. Les garanties prévues par l’ordonnance de 1986 qui entourent les visites et saisies n’existaient pas dans le droit applicable au moment des faits. Elles estiment donc que l’ingérence ne fut pas proportionnée aux buts poursuivis.
46. La Cour constate que les opérations ordonnées par l’administration s’effectuèrent simultanément dans les sièges et agences des requérantes figurant sur une “liste des entreprises à visiter” (voir paragraphe 9 ci dessus); les agents enquêteurs pénétrèrent sans autorisation judiciaire dans les sièges ou agences des requérantes pour y obtenir et saisir de nombreux documents permettant d’établir la preuve des ententes illicites. Ainsi, il apparaît à la Cour que ces opérations constituèrent par leurs modalités des mesures d’intrusion dans le “domicile” des requérantes (voir paragraphe 11 ci-dessus). La Cour considère que si le ministère de l’Économie dont relevait l’administration compétente à l’époque des faits pour ordonner les enquêtes ne distingua pas, comme le souligne les requérantes, le pouvoir de communication de celui de perquisition ou de visite (voir paragraphe 18 ci-dessus), il ne lui appartient pas de trancher cette question car, en tout état de cause, “l’ingérence litigieuse se révèle incompatible à d’autres égards” (voir mutatis mutandis arrêts Funke c. France p. 23 § 51, Crémieux c. France p. 63 § 40 et Miailhe c. France p. 90 § 38, précités).
47. Certes, selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité de l’ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen. Les exceptions que ménage le paragraphe 2 de l’article 8 appellent une interprétation étroite (arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978, Série A n 28, p. 21 § 42) et leur nécessité dans un cas donné doit se trouver établie de manière convaincante (arrêts Funke, Crémieux et Miailhe c. France, précités, respectivement p. 24 § 55, p.62 § 39 et p. 89 § 36).
48. La Cour considère que si l’ampleur des opérations menées afin, comme le souligne le Gouvernement, d’éviter la disparition ou la dissimulation des éléments de preuves de pratiques anticoncurrentielles, justifia les ingérences litigieuses dans le domicile des requérantes, encore aurait-il fallu que la législation et la pratique en la matière offrissent des garanties adéquates et suffisantes contre les abus (voir ibidem mutatis mutandis respectivement p. 24 § 56, p. 62 § 39 et p. 90 § 37).
49. Or, elle constate qu’il n’en alla pas ainsi en l’occurrence. En effet, à l’époque des faits – la Cour n’ayant pas à se prononcer sur les réformes législatives de 1986 visant à soumettre le pouvoir d’investigation des enquêteurs à une autorisation préalable d’un magistrat de l’ordre judiciaire, l’administration compétente disposa de pouvoirs très larges qui, en application de l’ordonnance de 1945, lui permirent d’apprécier seule l’opportunité, le nombre, la durée et l’ampleur des opérations litigieuses. De surcroît, les opérations litigieuses s’effectuèrent sans mandat préalable du juge judiciaire et hors la présence d’un officier de police judiciaire (ibidem mutatis mutandis respectivement p. 25 § 57, p.63 § 40 et p. 90 § 38). Dans ces circonstances, à supposer que le droit d’ingérence puisse aller plus loin pour les locaux commerciaux d’une personne morale (voir mutatis mutandis arrêt Niemietz c. Allemagne précité p. 34, § 31), la Cour considère, eu égard aux modalités décrites plus haut, que les opérations litigieuses menées dans le domaine de la concurrence ne sauraient passer comme étroitement proportionnées aux buts légitimes recherchés (arrêts Funke p. 25 § 57, Crémieux p. 63 § 40 et Miailhe p. 90 § 38).
50. En conclusion, il y a eu violation de l’article 8.




51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
“Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable”. ARRÊT STÉS COLAS EST ET AUTRES c. FRANCE 15

A.Dommage
52. Les requérantes font valoir que le Gouvernement mit presque trois ans à compter de la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 1983 pour abroger l’ordonnance de 1945 et que les autorités administratives continuèrent entre-temps à mettre en œuvre des dispositions réglementaires dont elles ne pouvaient ignorer qu’elles étaient contraires à la Constitution et aux principes de l’article 8 de la Convention. Les opérations litigieuses furent précisément effectuées dans cet intervalle de temps. En outre, elles exposent qu’aucune recommandation de précaution minimale ne fut donnée aux agents enquêteurs. Eu égard à la procédure postérieure au renvoi de l’affaire devant la Cour d’appel de Paris, les requérantes font valoir que cette dernière juridiction ne tira pas les conséquences des observations présentées par le Ministre en réponse à leurs écritures excipant de la violation de l’article 8 de la Convention. Selon les requérantes, l’argumentaire du Ministre aurait dû logiquement conduire cette juridiction, à la lumière des affaires Funke, Crémieux et Miailhe, à constater la violation de l’article 8 et donc annuler la procédure d’enquête. Ce serait donc “proprio motu” et par une affirmation de principe qui ne résultait d’aucun des éléments matériels qui lui étaient soumis que la cour d’appel de Paris a affirmé qu’il n’y avait eu, en l’espèce, que l’exercice du droit de communication. Elles considèrent que les autorités judiciaires ont “sauvé” la procédure au mépris de la jurisprudence de la Cour. Sur un plan pratique, les comportements litigieux ont abouti pour les requérantes aux condamnations suivantes: 5.000.000 FF pour la société Colas-Est, 3.000.000 FF pour la société Colas-Sud-Ouest et 6.000.000 FF pour la Sacer.
Elles estiment que l’octroi d’une satisfaction équitable devrait compenser l’iniquité qui résulte de ce qu’elles ont dû payer des sanctions pécuniaires qui n’auraient pas été dues si les pièces saisies en violation de l’article 8 n’avaient pas été communiquées aux juridictions saisies de l’affaire et utilisées par elles.
En conséquence, elles prient la Cour de bien vouloir leur accorder le remboursement des amendes payées au titre du préjudice subi.
53. Le Gouvernement estime tout à fait disproportionnées les demandes de remboursement des amendes auxquelles les requérantes ont été condamnées, soit quatorze millions de Francs. Il expose que ces amendes avaient pour but de sanctionner des pratiques anticoncurrentielles avérées et qu’aucun élément ne permet de considérer que si les opérations de contrôle au siège des sociétés requérantes s’étaient déroulées selon un cadre juridique différent de celui dans lequel elles ont été opérées, la procédure n’aurait pas abouti à un résultat identique et à une condamnation. Dès lors, il considère que les demandes de ce chef doivent être rejetées puisqu’aucun lien de causalité entre la violation alléguée, les conditions dans lesquelles a été opéré le contrôle au siège des sociétés et le préjudice invoqué n’est établi. En conséquence, il estime que le constat de violation suffirait à réparer le préjudice subi par les requérantes. Il souligne que dans l’affaire Crémieux invoquée par les requérantes qui portait sur un grief identique, la Cour a estimé que la simple constatation du manquement constituait en soi une satisfaction équitable.
54. La Cour note que les requérantes sollicitent au titre du dommage allégué le montant des amendes qui leur ont été infligées en vertu des condamnations prononcées à leur encontre par les juridictions internes. La Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’eût été l’issue des opérations des agents enquêteurs dans le cadre d’une procédure conforme à l’article 8 de la Convention. Elle rappelle qu’elle conclut au constat de violation de l’article 8 de la Convention au motif que les procédures d’enquêtes n’ont pas été effectuées dans le respect de cette disposition.
55. C’est pourquoi, elle conclut que les sociétés requérantes ont subi un tort moral certain et dans ces circonstances, statuant en équité comme le veut l’article 41, elle octroie à chaque requérante 5.000 Euros à ce titre.

B.Frais et dépens
56. Factures à l’appui, les requérantes réclament les frais d’avocats engagés pour l’ensemble de la procédure interne.
La Cour rappelle que, lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder au requérant le paiement des frais et dépens qu’il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, Série A n 66, § 36, et l’arrêt Hertel c. Suisse, du 25 août 1998, Recueil des arrêts de décisions 1998-VI, § 63).
En l’espèce, elle constate qu’à compter du renvoi de l’affaire, par la Cour de cassation devant la cour d’appel de Paris, les requérantes ont invoqué le droit au respect de leur domicile, droit à la violation duquel la Cour conclut. La Cour constate ensuite qu’elles justifient également leurs prétentions par la production des factures pour les frais engagés à compter du renvoi de l’affaire devant la cour d’appel de Paris dont les montants se ventilent entre les requérantes comme suit: 91.700 FF, pour la Société Colas-Est, 184.100 FF, pour la Société Colas-Sud-Ouest et 31.700 FF, pour la Sacer. Cependant, la Cour constate également que la totalité des frais engagés ne tendait pas “nécessairement” à remédier à la violation constatée et qu’ils ne peuvent être considérés comme “raisonnable” dans leur quantum. Dès lors, la Cour statuant en équité accorde respectivement aux requérantes les sommes suivantes: 3 500 euros (“EUR”) pour la Société Colas Est, EUR 7.000 pour la Société Colas Sud Ouest, et EUR 1.200 pour la Sacer, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (“TVA”).
En ce qui concerne les frais exposés devant les organes de la Convention, la Cour alloue à chacune des sociétés requérantes, la somme de EUR 3.200, plus tout montant pouvant être dû au titre de la TVA.

C.Intérêts moratoires
57. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt est de 4,26 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

2. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes:
i. pour préjudice moral, à chaque société, EUR 5.000 (cinq mille euros);
ii. pour frais et dépens,
– EUR 6.700 (six mille sept cent euros), pour la société Colas Est,
– EUR 10.200 (dix mille deux cent euros), pour la société Colas
Ouest, et
– EUR 4.400 (quatre mille quatre cent euros) pour la société Sacer,
iii. plus tout montant pouvant être dû au titre de la TVA;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 4,26% l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement;

3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 avril 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé
Greffière


L. Loucaides
Président



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